Freedonia

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A1: Bien sûr qu’il y a des personnes et des choses, pas de petites choses, qui rendent la vie chouette.
A2: Mais j’avais eu, au tournant de 2011 et 2012, cet amour avorté, bref, impossible et tourmentant pour le type de L.A., dont j’ai parlé ailleurs. Toujours la distance géographique a créé contre moi une impossibilité. Ou est-ce l’impossibilité psychologique qui s’est complu dans les distances?
A3: C’était, aussi, un tournant de l’année après d’autres. Certains sentiments sont comme les collègues: après les avoir côtoyés quotidiennement tout un temps, on perd leur trace, on les oublie, ils ne se rappellent à nous qu’une fois l’an à date fixe, ou par exception lorsqu’on s’interroge subitement: tiens, il devient quoi?
B1: De loin en loin, ces temps-là, j’ai vu Séb H dans des bistros. Je crois que, connaissant l’Ecole et moi un peu, il s’assurait que ça allait aussi bien que possible. Il avait changé de vie, trouvé une autre vocation d’aventure, était retombé amoureux.
B2: Je repris le chemin de Stras-, me promettant d’être le censeur pamphlétaire de cette Ecole absurde, de Me Foutre Carrément De Tout, fort aussi de cette question posée par mon chef à mon départ : «tu ne veux pas quand même finir dans les grands corps?» : et c’est vrai, au-delà des ambitions moutonnières du classement, d’une inscription à un énième tableau d’honneur (mom would be so proud), le voulais-je? N’était-ce pas demander un ultime report d’incorporation dans la vie?
B3: «La vie semblait se dérouler plus vite que les pensées.» (La marche de Radetzky)
C1: A Madrid. Mes carnets, mes photos de cette époque sont pleins de citations, d’images de désuétude 1950 prises un peu partout. Elles se répètent. Sans projets de voyage, sans Roth, Modiano, Gracq, Simenon, Barbara Hepsworth, sans les enseignes abandonnées, ces autres compagnons qu’on se donne, je n’aurais pas trouvé en moi-même de sens à ma déambulation, ni la force de poursuivre.
C2: «Cette prostitution inouïe des toisons». BoxingBoy citait Saint-Simon évoquant, déjà, les faux plans madrilènes. Il me semble que sur lui aussi, à cette époque, s’est abattue une tenace angoisse.
C3: Il pesait comme un temps d’insurrection civile, un air lourd; une grande manifestation était annoncée. La dureté des temps étouffait, il fallait marcher, camper à nouveau sur les places, ou rouvrir quelques espaces à la marge, comme Camilo. Et discuter jusqu’à pas d’heure dans des troquets perdus, manger des tapas hasta fin de existencia.
D1: Ma promenade verse spontanément au centre de Paris. C’est le réceptacle des désirs, des espoirs et des souvenirs. Il me faut faire l’effort de remonter à l’amont.
D2: Aux Folies Bergère, un meeting de campagne fut l’occasion du meilleur et du pire. Bambi avait évoqué avec une élégance merveilleuse les temps anciens, le combat pour être soi, pour être dignes et libres. Geoffroy Did:er était venu narguer l’assistance du mépris qu’ont les parvenus, les réactionnaires et les porte-flingue, mépris qui leur tient lieu de style, de métier et de ligne politique. On avait hurlé notre dégoût de de cette honteuse compradore et de cette sale période, dont nous ne savions pas encore si elle devait finir bientôt.
D3: J’ai été stupéfait, triste, enragé aussi, d’une conversation avec un ancien camarade de ScPo, un type jusque-là d’une droite classique et présentable: un balladurien. Dans un dîner avec Matthieu DC et Fillette, il expliqua très placidement que, oui, il y avait trop d’étrangers en France, qu’après tout le droit à une vie familiale normale n’était qu’une contrainte internationale dénonçable. J’ai rompu, en mettant un terme au dîner en criant; ça m’a laissé l’amertume à la bouche.
E1: Dans la banlieue de Manchester, avec Liam. A perte de vue, ces villas de brique mitoyennes, certaines et fort enjolivées de pignons et de colonnades. Elle évoque le Blitz, un échange scolaire (au temps où le laitier livrait encore), d’innombrables colocations d’adultes d’âge mûr, le jardinage et les horaires de bus. Il s’en dégage tellement de mélancolie, de grisaille, de laborieuse résignation qu’il paraît que le crachin la baigne continûment.
E2: D’un autre côté, la campagne anglaise par la fenêtre du train, rebondie et neuve, pittoresque, confirme le plaisir fiable de Constable et des séries policières du dimanche soir.
E3: A peu près à cette époque-là, je rejoignis Fillette à un meeting de Mélenchon et il me proposa de tracter avec lui et les pédés du Front de gauche, à l’entrée du Palais des expositions. C’est ainsi que je repris une vie militante.
F1: A Meudon, les rues le dimanche soir sont abandonnées, mais vivantes et pleines du chant des oiseaux, du palpitement des odeurs végétales et du murmure lointain des moteurs: voitures égarées, hélicoptères d’Issy, avions d’Orly. Les porches des maisons sont désertés, archétypiques et mine de rien effrayants, comme dans un tableau de Magritte. Les lucarnes s’allument en haut des pavillons mais on craint de ne jamais croiser âme qui vive.
F2: Mon anniversaire de cette année-là fut un nadir. Ma famille l’avait zappé, reporté à l’infini pour mener des tâches plus pressantes. Je me sentais raté et seul. François et Nicolas B2 et le «récital emphatique» de Michel Fau me changèrent les idées, et la drôlerie de Giray inopiné.
F3: «Le mal de n’habiter nulle part»: touriste jusque chez moi, je logeais temporairement rue de la Roquette.
G1: Paris avait de nouveaux lieux, sinon une nouvelle attitude. Le Raymond Club qui offrait l’intimité d’un ancien club échangiste, le Bonne Nouvelle où l’on revivait le mardi la bruyante parade des désirs et des vanités qui s’ébrouent, le dimanche, au Rosa Bonheur.
G2: Un peu partout, Jérémie et Alex Nippon baladaient une ironie douce, des goûts de luxe et pas mal d’empathie.
G3: Le soir de l’élection nous avions comme tant d’autres déboulé place de la Bastille, et j’avais roulé des gamelles à un Québécois sympathique. Les mouvements de foule nous entraînaient de ça, de là, et menaçaient de nous engloutir.
H1: Il fallait beaucoup de pédagogie ou de contorsions, pour faire le point de ma carrière comme de ma vie affective, et ne pas passer pour un loser.
H2: Rien écrit à l’époque de mon stage à la Compagnie du métropolitain. Sans doute que l’absurdité professionnelle, la sensation honteuse du surnuméraire et la désorientation de la balle de ping-pong atteignaient leur extrême. Pourtant, ma curiosité du pouvoir comme des schémas de transport se délectait de rebondir de cénacles discrets en ateliers de réparation, de cabine de pilotage en placards au siège.
H3: Je notais: Plus qu’assez de me demander depuis 3 ans ce que je vaux, ce que je veux faire, plus ou moins qui je suis. La plupart des gens de sont pas contraints de se poser ces questions tous les matins au petit-déjeuner.
I1: Somme toute, c’était logique de passer cet été là à L.A.
I2: C’était bien d’être venu y faire le deuil de ma belle idée de l’hiver, idée belle de la beauté du Diable.
I3: Je voulais voir tout le googie, toutes les friperies, tous les musées. Alors, comme peut-être maintenant, je me suis raccroché à ces obsessions, dont le vernis ne cachait pas toujours ma peur.
J1: SophCo quant à elle faisait une fixette sur sa ligne, et donc sur les sushis. Nos désirs vacanciers allaient en directions opposées: visiter ou pas, bouger ou se poser, la ville ou la nature, faire un régime ou tout goûter, draguer chez les pédés ou sortir ensemble. Je retrouve de cet août de belles photos mais peu de traces de ce qui a dû être un nouveau grand moment d’irritation réciproque.
J2: A Palms Springs, un oasis Wallpaper, un mirage kitsch sauvé de l’ensablement par l’énergie de centaines de folles rétro-déco.
J3: L.A. est la plus occidentale des villes de l’Ouest. Aucun sens, que de la surface. Gâchis du spectacle et spectacle du gâchis. Splendeur laide. Rien d’étonnant à ce qu’on y mette en scène tant d’apocalypses, filmées ou sectaires. Ca sent la fin, le paroxysme. Ca tourne en rond (ville de voitures et de pellicules).
K1: Back in France: Mes amis unanimes proposaient de me sous-traiter à un psy.
K2: Derniers galops avant le rencard, course-poursuite après des traits que je n’aurais jamais (charisme, esprit de synthèse, voix de mec), saut d’obstacle dada pour chevaux savants. Meanwhile, Aymeric se surpassait dans la blague vacharde: [telle directrice de l’École portant breloques], «c’est l’art total. Un rêve nietzschéen.»
K3: «Reste avec nous. Le soir approche, et déjà le jour baisse.»
L1: Enfin, ce fut la dernière classe, c’est-à-dire le dernier examen. Je voyageai; j’eus, à nouveau, la tentation d’Istamboul. Serdar, Webhi, Giray me baladèrent un peu partout, dans les arrières-cours envahies d’arbres, les bars en étage, les standup en sous-sol et les vernissages en banlieue. Les soucis se dissolvaient vite et d’abondance, tel le sucre dans le thé.
L2: La ville continuait de réserver sa part de rêve et de surprise. Courses qu’on remonte en panier à la corde, chats lymphatiques des soldeurs de livres, passages oubliés où sommeillent des révolutions, noms nostalgiques des immeubles, lenteurs des quartiers lointains, rock anatolien, traversée imaginaire, cimetières de poche, tailleur pour hipsters. Les vendeurs de marrons, de jus de grenade, de moules (les baraques à moules sont aussi les lieux canaille, les restaurants tripiers); les marchands de pain au sésame qui les portent sur la tête; les porteurs de thé et de soupe, enfants ou vieillards, et les cireurs de chaussure; les crieurs de loto. Les placides pêcheurs de la passerelle. Vieilles voilées vendant des Kleenex. Enfants en uniformes anglais. Cafetiers en gilets de laine. Marchands d’ombrelles transparentes suscités par la pluie. Cent brimborions orientaux, comme au Japon. Pamuk s’est gargarisé de ça, assez facilement. Reste qu’à Istamboul, le passé se balaye plus lentement qu’ailleurs.
L3: Tekyon: en boîte avec le plenum du parti Baas et l’association des folles souffrant d’hypertrychose. Après, on embrasse de jeunes écervelés dont les divinités protectrices sont les travelotes de la rue et Kylie Minogue. Histoires sans parole ou mal traduites.
M1: Taksim avant «Taksim». Déjà l’absurdité cupide, défigurante et réactionnaire des grands projets était apparente. On parlait de mobilisation pour sauver des arbres en centre-ville.
M2: Notes sur les chats: A certains coins de ruelles, des tas de croquette; y a-t-il un service public des chats a Istamboul? – Des Stambouliotes comme de leurs chats, il ne faut pas préjuger à leur doux yeux clairs ou à leurs dures moustaches sombres. – Bruine maritime. La poisse et la boue. Là seulement, les chats disparaissent et la foule se disperse un peu. – Istamboul est comme les chats qui la hantent. Son sommeil est doux et hypnotique, son mystère a sept vies. Mais il ne faut pas trop s’y fier quand il ronronne éternellement ou fait du charme: il peut frapper d’un vif coup de patte, comme un étrangleur ottoman. D’ailleurs, les voitures de police aboient plus qu’elles ne crient.
M3: Je rencontrai Alptekin, de Besiktas. Avatar parachevé de mes envies d’amant. On devisa en prenant le thé, au milieu du bordel à vapeur. Il releva qu’il pouvait aussi bien fumer puisque tout le lieu était illégal.
N1: Passage des panoramas: Le Bosphore est tellement fascinant que même les Stambouliotes, peut-être les citadins les plus placides de tous, austères comme des Barcelonais, rentrés comme des Londoniens, pensifs comme des Polonais, méticuleux comme des Helvètes; même eux lèvent la tête de leur lecture, dans les bus et sur les vaporetti, lorsqu’il se découvre à eux à nouveau.
N2: A Paris, il y avait dans l’époque une tentation carnavalesque, une fuite-mascarade avec sexe et alcool. D’une fête à la suivante, sans plus passer par le travail, la sobriété, l’ennui, les hiérarchies sociales. Berlin. Le refus des temps morts, la peur de l’ennui, les journées plus pleines.
N3: Comité Central publia, lui, son premier roman, dont le thème du coup paradoxal était: jamais rien n’arrive. A la fête de lancement dans l’automne parisien, Alex Nippon disait un de ses vers comme en écho: «…la tiédeur du stuc»
O1: La saison du classement. L’amphi-garnison arrivait, où l’on joue au puzzle avec la vie des gens.
O2: «…une argumentation riche mais peut être trop conceptuelle», me reprocha-t-on, comme ultime couleuvre à avaler.
O3: Un corbeau s’ébroue comme un chien dans la fontaine du bassin du Luxembourg. Un touriste chasse hargneusement les pigeons, comme un enfant. Ceux que cela n’amuse pas, à qui cela ne suffit pas, ignorent le bonheur. Ici, toute la laideur du monde, et même celle de la tour Montparnasse, sont acceptables. Il y fait un froid féroce et le soleil perce les nuages.
P1: Tout se termine par des chansons, même 2012. En voici deux (paroles de Crame): «On veut le mariage, le veuvage et l’héritage! / On veut l’adultère, la pension alimentaire!»; «Oh Taubira / Tout c’qu’on veut, c’est l’mariage, l’adoption, la PMA / L’égalité comme tout l’monde c’est tout c’qu’on attend de toi / Oh Taubira!»

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