Freedonia

The Thermometer





A1: Après, je suis parti en vacances en Israël. Les villas Bauhaus de Tel Aviv, orthogonales et blanches, décaties au soleil et dans le sable, symbolisent bien le fracassement du rêve sioniste en Orient.
A2: La politique là-bas est le bazar (probablement vice-versa): le jour de mon arrivée, le Parti des retraités Gil hésitait à scissionner pour bisbilles personnelles et concurrence d’ambitions ; sur fond de pots-de-vin généralisés, le parti séfarade religieux Shas peinait à trouver un député de remplacement qui ne fût ni repris de justice, ni rabbin (donc fonctionnaire donc inéligible).
A3: Aux frontières, dans les commerces, dans les bus, partout, l’obsession sécuritaire butte sur l’approximation, l’informalité, la pagaille levantines.
B1: La French touch et une amie.
B2: Mon séjour a été borné par des moments symboliques dans le calendrier israélien, des fondamentaux dont on peine sûrement à s’abstraire le reste de l’année. Il a commencé à la veille des commémorations de la Shoah: tout ferme, les gens restent chez eux, regardent entre amis des films d’une tristesse insondable.
B3: Il a fini juste avant la célébration du soixantenaire de l’indépendance. La ville va à la plage voir les jets de Tsahal faire des ronds dans le ciel, dans une métaphore balnéaire de la militarisation totale de la société et de la politique israéliennes.
C1: Mon amie Nadia, pas échaudée par trois heures d’interrogatoire policier à son arrivée, a insisté pour visiter tout: décombres de Ramallah, ZUP d’Ashkélon, parc industriel de Dimona.
C2: Le plus surprenant, le plus instructif pour moi, a été de voir un peu de la situation des Arabes israéliens. A Tel Aviv, Jérusalem ou Haïfa, quartiers juifs et palestiniens s’imbriquent sans se mélanger, car dans leur impossible identité, les deux peuples vivent côte à côte, et séparément. Les locaux ont tous leur anecdote (elle vient vite dans la conversation) de discrimination: le service militaire inaccessible mais exigé pour obtenir un emploi, les stratégies immobilières poussant les Arabes hors de Jaffa, les contrôles aux checkpoints, la misère et la faim. On débat du mot lourd d’«apartheid»; Israël est en tout cas sans conteste, comme le Sud américain, le lieu de la Ségrégation.
C3: La société juive israélienne est elle-même aujourd’hui dure et éparse, atomisée, concaténée en autant de groupes sans affinités: «les Sabras», «les Russes», «les Marocains», «les Français»,… Le projet sioniste gît, désarticulé par le reniement du socialisme et le primat de la définition religieuse et ethnique de la judaïté. Tel Aviv, «la bulle» de jeunesse, de fête et de sexe après les trois ans sous les drapeaux, scintille parfois dans la même absurdité kitsch que Dubaï. La liberté n’y est pas moins précaire. La violence au loin, et l’iniquité y empoisonnent les actes et les esprits.
D1: A Jérusalem, je n’ai pas eu d’instant claudélien.
D2: Jérusalem, telle que dans ses murs.
D3: Jérusalem, la ville d’or, un jardin de deux mosquées, qui évoque irrésistiblement les beaux arbres du sérail de Stamboul.
E1: Toute émotion religieuse est vite dissipée par la rudesse des bedeaux syriaques, l’hystérie superstitieuse des catholiques, les bondieuseries abondantes du bazar. Dans la vieille ville, on touche moins aux songes de Châteaubriand qu’on ne l’avait pu à Saint-Jean d’Acre.
E2: A Yad Vashem, on retrouve le même dégoût de soi, comme culture, qu’au musée de Terezin à Prague. Subitement, la Gemütlichkeit d’Austrian Airlines et des paysages proprets survolés, et toute «douceur de vivre», et toute prétention de civilisation, deviennent suspectes et factices. Si Israël au quotidien est l’avortement du sionisme comme remède, ses postulats se sont avérés. La mémoire glaçante des fosses communes, des camps, des bourreaux et des collabos, sont notre scrupule pour toujours à parler, et à parler positivement, de l’Europe.
E3: L’horreur de la Shoah est d’ailleurs dans deux choses: l’échelle permise par la modernité technique et administrative (notre cilice jusqu’à aujourd’hui), l’ignominie et la médiocrité des criminels. Quelque part entre Heidegger et Modiano. On se sent vide face au rythme de la destruction. On est saisi d’effroi aussi par la familiarité des compromissions, des mensonges, des routines, des complicités, de la voyouterie qui l’ont alimentée.

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